Retour de la Russie en RCA : entre intérêts multiples et lutte d’influence
Depuis une rencontre en octobre 2017 à Sotchi entre le président centrafricain Faustin Archange Touadéra, et le ministre russe des Affaires étrangères, Serguei Lavrov, la Russie renforce son soutien militaire au régime de Bangui. La présence de « russophones » est de plus en plus marquée dans le pays et reste bien perçue par la population. Cependant, en parallèle, la Russie n’hésite pas à passer des arrangements controversés avec des groupes armés « rebelles » afin de satisfaire ses intérêts économiques. Dans le cadre d’une stratégie globale visant à remettre les pieds sur le continent africain, le Kremlin accroit progressivement son influence en République centrafricaine (RCA) et semble affaiblir celle d’autres puissances, telles que la France.
Appui militaire au gouvernement et bonne perception par les populations
Suite à la signature d’un accord -resté confidentiel- à Sotchi sous l’impulsion du directeur de cabinet du président centrafricain, Firmin Ngrabada[1], Moscou a fortement renforcé sa présence militaire en RCA. Tout d’abord, la Russie livre depuis mi-janvier de considérables dons d’armes à Bangui dans le but d’équiper les Forces armées centrafricaines (FACA). Conjointement, entre 200 et 300 conseillers militaires ont également été déployés à Bangui pour former les FACA. Pour certains, ces instructeurs seraient des « spetnasz » -forces spéciales russes-, pour d’autres il s’agirait de « mercenaires » employés par les sociétés militaires privées russes Lobaye Ltd et Sewa security Services[2]. Les instructeurs, dont le nombre excède considérablement celui qui avait été convenu tacitement avec les Nations unies, ont installé leur base dans l’ancienne propriété de l’empereur Bokassa à Bérengo. La résidence, qui s’étend sur plusieurs dizaines d’hectares, se situe près d’une ancienne piste d’atterrissage qui serait en train d’être agrandie[3].
Par ailleurs, depuis le 30 mars, une quarantaine de « spetnasz », menés Valeri Zakarov, ont été placés à la tête du dispositif de protection rapprochée du président Touadéra. Ces derniers ont marginalisé les Casques bleus rwandais de la MINUSCA qui la composaient quasi-intégralement jusque-là. Le président Touadéra, qui craint un hypothétique coup d’état orchestré par les Occidentaux suite à son rapprochement avec la Russie[4], pourrait rapidement augmenter le nombre de « russophones » dans la garde présidentielle.
Cette implantation militaire russe est légitimée par une situation sécuritaire très critique[5]. Alors que la réforme du système de sécurité (RSS) centrafricain menée par l’Union européenne prend du temps, les 13 000 Casques bleus de la MINUSCA se sont montrés incapables de protéger efficacement les populations civiles depuis le retrait de l’opération française Sangaris en 2016. Les dernières manœuvres de l’opération de paix contre les « criminels » du MK5 ont ravivé les tensions entre les groupes armés dans un pays où l’autorité étatique reste toujours quasi insignifiante. En avril 2018, alors que le président Touadéra a appelé à augmenter les effectifs de l’opération onusienne, une source diplomatique russe a d’ailleurs indiqué que son pays n’excluait pas la possibilité d’envoyer des Casques bleus sur le terrain[6].
Enfin il est intéressant de constater que malgré la barrière des langues, les soldats russophones bénéficient d’une bonne image au sein de la population centrafricaine. D’une part, la levée partielle de l’embargo a été bien perçue par les Centrafricains. D’autre part, selon plusieurs habitants de Bangui, la Russie serait aujourd’hui la seule puissance capable de les protéger. Moscou mène en outre des opérations humanitaires pour s’assurer la sympathie des populations[7]. Pour sa part, l’image de la France semble fortement détériorée dans le pays. Elle est accusée de néocolonialisme, d’être responsable de la situation actuelle de la RCA en raison de sa « mauvaise gouvernance »[8], voire même de pactiser avec les groupes de l’ex-Séléka.
La Russie ne ferme la porte à aucun acteur afin de satisfaire ses intérêts économiques
Si la Russie est fortement impliquée dans un soutien au gouvernement, elle ne ferme pas pour autant le dialogue avec certains groupes armés de l’ex-Séléka. Le Kremlin utilise comme intermédiaire le russophone et ex-leader de la Séléka, Michel Djotodia, aujourd’hui réfugié au Bénin[9]. Cependant, la présence de plusieurs médiateurs russes à Kaga-Bandoro début mai[10] ou dans le quartier musulman du Pk5[11] montre que Moscou négocie aussi directement sur le terrain. Si certains groupes armés semblent pour l’instant exclus des négociations -MPC- ou réticents à tout accord -UPC-, le Front Populaire pour la Renaissance de la Centrafrique (FPRC) de Nourredine Adam a déjà trouvé un terrain d’entente avec Moscou[12]. Afin de faciliter les négociations, l’ex-numéro 2 de la Séléka aurait touché d’importantes sommes d’argents, ainsi que quelques biens immobiliers au Tchad.
L’ouverture de discussions de la part des Russes avec ces groupes « rebelles » s’expliquerait principalement par la volonté de satisfaire des intérêts économiques. L’intérêt russe pour les ressources minières de la RCA n’est un secret pour personne et lors de l’entretien de Sotchi, le « potentiel significatif d’un partenariat en matière d’exploitation minière » avait été constaté par les deux parties. Or, le FPRC contrôle de riches zones minières (diamants, or, platine …) et quelques gisements de pétrole dans le nord du pays. Depuis fin avril, plusieurs dizaines de camions russes sont arrivés dans la région de Ndélé et de Birao depuis le Soudan, officiellement pour rénover des hôpitaux. Selon certaines sources, Nourredine Adam permettrait aux camions russes de prospecter librement le sous-sol de son territoire, à condition que Moscou lui fournisse des armes lourdes et qu’elle lui verse un taux de 30% sur les revenus liés à l’exploitation des ressources premières[13]. Les Russes ont pu profiter du retrait des entreprises chinoises à la fin de l’année 2017, alors qu’elles étaient présentes dans le nord du pays depuis 2003. Ces dernières ont été chassées de la région par Nourredine Adam, en raison d’une prise de position trop marquée de la Chine envers le gouvernement de Bangui[14].
Moscou s’affirme au milieu d’une lutte d’influence entre grandes puissances
En renforçant ses positions en RCA, la Russie marque des points dans un pays où plusieurs grandes puissances semblent se mener une lutte d’influence[15]. Selon Thierry Vircoulon, la RCA serait « un Etat à genoux et à vendre » et des puissances émergentes ou « revanchardes » -telles que la Chine et la Russie- sont accueillies à bras ouvert par Touadéra.
Tout d’abord, la Russie dépoussière son image de puissance anti-impérialiste et tente de réactiver les solides relations qu’avaient entretenues les deux pays de 1960 à 1980, en plein contexte de guerre froide. Au-delà de sa volonté de renforcer ses intérêts économiques et sa coopération sécuritaire, la Russie est bien consciente que la RCA, située sur un carrefour en plein cœur de l’Afrique subsaharienne, offre une position bien plus stratégique que le Soudan. Le chercheur de l’IRIS Arnaud Dubien[16] explique que cette implantation en RCA n’est pas un cas isolé puisqu’elle s’inscrit dans une large stratégie à l’échelle continentale lancée par Moscou depuis quelques années.
De surcroît, la Chine souhaite également renforcer sa coopération avec le pays. Principalement intéressée par les matières premières du pays, elle veut également renforcer ses intérêts en matière de coopération militaire. Tout comme la Russie, le refus d’ingérence de la Chine sur des questions politiques a toujours été bien perçu par le régime centrafricain. Pékin a effectué plusieurs gestes amicaux envers Bangui ces dernières années, dont le dernier en date est l’exemption partielle de dettes équivalentes à 17 milliards de franc CFA -soit 26 millions d’euros- en janvier 2018[17].
A contrario, l’influence des pays occidentaux semble légèrement sur le reculoir. La France, qui a mené sept interventions militaires en RCA depuis l’indépendance du pays, semble avoir de plus en plus de difficultés à dialoguer avec F.A. Touadéra. Le renouvellement de personnel au sein son ambassade à Bangui depuis mars 2018 témoigne de cette problématique. Contrairement aux Russes, Paris ne dispose sur place que de 81 formateurs militaires et de quelques drones. La France se serait en outre fait doubler par Moscou sur l’importante livraison d’armes adressée aux FACA. Enfin, des spécialistes russes de la désinformation seraient également arrivés dans le pays[18] afin de détériorer encore davantage l’image de l’ex-colonisateur. Néanmoins, cette perte d’influence reste relative et le « show of force » de Mirage 2000 au-dessus de Kaga-Bandoro mi-mai a montré que Paris avait encore son mot à dire.
Enfin, s’ils restent inquiets pas rapport à la mise en place progressive d’un axe Angola-Soudan par Moscou, les Etats-Unis de Donald Trump semblent porter peu d’intérêt pour l’Afrique centrale. Les Etats-Unis feraient pour l’instant confiance à la France sur ce dossier, qui se déroule dans ce qu’ils considèrent comme son « arrière-cour ». A noter qu’en réaction au don d’armes attribué par Moscou aux FACA, les Etats-Unis ont tout de même fait un don de 12,6 milliards de dollars destiné aux programmes de formation et d’équipement de l’armée centrafricaine.
En somme, l’accord signé à Sotchi en octobre 2017 a permis à la Russie de renforcer sa coopération militaire avec Bangui. Cette dernière se traduit par un soutien militaire de plus en plus important, officiellement dans le but soutenir le régime de Touadéra contre des groupes armés qui contrôlent 80% du territoire. Derrière cette généreuse aide militaire, Moscou espère potentiellement créer une base militaire sur une position géostratégique hors pair mais aussi se servir du cas centrafricain pour créer de nouveaux partenariats de défense avec d’autres acteurs continentaux -notamment pour vendre son matériel de défense. Moscou travaille également son image auprès des populations, dont le lien de confiance avec la MINUSCA semble quasiment rompu. Néanmoins, en parallèle, la Russie dresse son propre plan d’action qui diffère largement de celui des Nations-Unies. Afin de satisfaire ses intérêts économiques, le Kremlin n’hésite pas à passer secrètement des accords controversés avec des groupes armés afin d’exploiter le riche sous-sol centrafricain. L’influence montante de la Russie en RCA, mais aussi sur l’ensemble du continent africain, semble se faire au détriment de celle des grandes puissances occidentales. Si ces dernières ont encore une bonne longueur d’avance sur le continent, Moscou exploiterait néanmoins les opportunités qu’offrent leur dynamique de désengagement, caractérisée par un recentrage de leurs priorités stratégiques sur des questions migratoires et stricto-sécuritaires.
[1] Pacôme Pabandji , « Centrafrique : qui est Firmin Ngrebada, l’homme du rapprochement Moscou-Bangui ? », Jeune Afrique, 3 mai 2018.
[2] Rémy Ourdan, « Soldats, mercenaires et conseillers russes se multiplient dans la capitale centrafricaine », Le Monde, 23 avril 2018.
[3] Nicolas Beau,« Poutine s’installe en Centrafrique », Mondafrique, 4 mai 2018.
[4] Pacôme Pabandji, « Centrafrique : la garde rapprochée russe du président Touadéra », Jeune Afrique, 16 avril 2018.
[5] François Soudan, « Russafrique », Jeune Afrique, 22 mai 2018.
[6] Laurent Lagneau, « La Russie cherche à étendre son influence en Centrafrique », Opex 360, 27 avril 2018.
[7] « Centrafrique : La population de Ndélé dans la psychose suite à la présence russe », RJDH, 12 mai 2018.
[8] « [Reportage] RCA: à Berengo, la présence des militaires russes fait l’unanimité », RFI, 12 mars 2018.
[9] « Centrafrique : Moscou sollicite l’ex-Séléka via Michel Djotodia », Jeune Afrique, 5 avril 2018.
[10] « RCA: une médiation russe à Kaga-Bandoro », RFI, 1er mai 2018.
[11] « [Info RFI] Centrafrique : l’opération séduction des Russes au PK5 », RFI, 26 avril 2018.
[12] Pierrot Namsene, « L’ex-Séléka divisée sur la question russe », C.P.I, 17 mai 2018.
[13] Pierrot Namsene, « Nouredine Adam brade nos richesses », C.P.I, 14 mai 2018.
[14] “China, Russia rise in C. Africa as Western influence shrinks”, AFP, 24 mai 2018.
[15] « La Centrafrique terrain d’une lutte d’influence diplomatique et sécuritaire », AFP, 19 mai 2018.
[16] Arnaud Dubien, « La Russie s’intéresse également à la nouvelle Afrique« , Le Point, 30 octobre 2017.
[17] Cyrille Yapendé, « Centrafrique : l’exemption partielle des dettes, la Chine vient de signer un protocole d’accord avec la RCA », CNC, 10 janvier 2018.
[18] Nicolas Beau, « La France muette face à Poutine », Mondafrique, 9 mai 2018.